Chronique d’un trip sacré dans le désert du riff
Il existe des albums qui se consomment comme des snacks, et d’autres comme des rituels. Dopesmoker de Sleep appartient à la seconde catégorie.
Un bloc monolithique de 63 minutes (dans sa version définitive), une messe lente, boueuse, enfumée, qui ne fait aucune concession.
C’est plus qu’un disque : c’est une expérience, une prière électrique adressée à la Sainte Plante et au riff éternel.
Une genèse brumeuse : Sleep vs le monde
Sleep sort Holy Mountain en 1992. Succès critique immédiat, le trio (Matt Pike, Al Cisneros, Chris Hakius) s’impose comme le nouveau messie du doom/stoner. Mais les gars ont une vision : composer un seul morceau, énorme, hypnotique, inspiré à la fois par Black Sabbath, le désert, le hash et le mysticisme. Un projet fou, quasi liturgique.
Ils signent chez London Records, qui croit encore avoir misé sur le bon cheval. Mauvaise pioche : Sleep leur livre un monolithe de plus d’une heure, inécoutable pour les commerciaux, impossible à vendre pour les distributeurs. Résultat : guerre froide, blocage, bootlegs, rumeurs. Le groupe finit par splitter. Ce projet, c’est leur Smile, leur The Life of Pablo à eux : une œuvre trop grosse, trop libre, pour l’époque.
Les versions de Dopesmoker : un labyrinthe de riffs
Pendant des années, l’album circule sous forme de bootlegs (notamment sous le nom Jerusalem, version tronquée, sortie en 1999).
Il faudra attendre 2003, et le label Tee Pee Records, pour que Dopesmoker voie enfin le jour dans sa version voulue par le groupe, mixée par Billy Anderson, fidèle compagnon de route du doom ricain.
Et depuis ? Plusieurs rééditions : Southern Lord en 2012 (avec un mastering plus lourd encore), Third Man Records en 2022… Chaque version a ses fans, ses subtilités, ses basses qui vibrent différemment. Mais l’essence reste intacte : un morceau unique, traversé de variations infinies, comme une dune que le vent redessine en boucle.
Le son : du riff, du riff, et encore du riff
Dès les premières secondes, on sait ce qui nous attend : un riff qui s’étire à l’infini, comme une incantation. Les amplis bourdonnent, les cymbales s’effacent, la basse devient mantra. Al Cisneros ne chante pas, il psalmodie. Il guide l’auditeur comme un chaman sous THC, à travers un désert de lave lente.
Tout repose sur la répétition. Sleep joue avec la lenteur comme d’autres jouent avec la dissonance. C’est pesant, hypnotique, physique. Certains décrochent. D’autres — ceux qui comprennent — s’abandonnent.
Une influence monumentale
Dopesmoker est au stoner doom ce que Kind of Blue est au jazz : un pivot, une borne, une référence que tout le monde cite, que beaucoup imitent, mais que personne n’égale. On ne compte plus les disciples : Electric Wizard, Bongripper, Monolord, YOB, tous doivent quelque chose à Sleep.
L’album est aussi un manifeste. Il dit : fuck les formats, fuck les radios, fuck les playlists. C’est une œuvre totale, anti-streaming, anti-zapping. Et à l’heure où tout se consomme en 15 secondes sur TikTok, Dopesmoker tient encore debout. Comme un vieux sage trop lent pour ton scroll.
En 2025 : ça vaut encore le détour ?
Absolument. Dopesmoker, c’est l’album qui ne vieillit pas, parce qu’il n’a jamais voulu plaire à son époque. Il flotte hors du temps, dans un espace parallèle où les riffs pèsent des tonnes et où la weed est sacrée. Pour les nouveaux venus dans le genre, c’est un rite de passage. Pour les fans aguerris, c’est un pèlerinage.
À condition d’avoir une heure devant soi, un bon casque ou de grosses enceintes, et de lâcher prise. Rien ne sert d’analyser chaque riff, il faut se laisser happer. Ce n’est pas un album que tu écoutes, c’est un album qui t’absorbe.
Chef-d’œuvre absolu du stoner doom.
Dopesmoker est une épreuve, une ascèse sonore, un trip mystique. C’est du doom dans sa forme la plus pure, la plus têtue. Soit tu montes à bord du vaisseau, soit tu restes sur le quai. Mais si tu embarques… bon voyage.
Le riff le plus lent et le plus heavy que la descendance de Sabbath a engendré
The Doom Dad : TDD – Sleep – Dopesmoker / TDD Classics

